Le basculement d'une vie

J’ai toujours habité ici. Elfendül est ma maison. Parcourir ses couloirs, esquiver les adultes toujours pressés. Ma chambre est au premier étage, avec quelques autres enfants. Je sais que ce n’est pas un bon endroit. Mais c’est ici que je vis et je n’ai toujours connu que ça. Rory et Kaalan parlent souvent de s’enfuir d’ici. Je ne suis pas vraiment sûre de vouloir y aller avec eux. Par la fenêtre je peux voir l’extérieur, et la forêt environnante est terriblement effrayante. Peu de gens s’y aventurent, même les laborantins quittent rarement le château. Ils logent tous au second étage. On a accès au rez-de-chaussée et à certains endroits du 1er sous-sol mais je sais que beaucoup d’endroits nous sont cachés. Comment ? Parce que je l’ai vu dans leurs rêves.

C’est mon pouvoir. Tous les matins j’ai des leçons de culture générale, d’écriture et de mathématiques. L’après-midi est réservé à la pratique de nos pouvoirs, et aux expériences. Les adultes veulent qu’on aille toujours plus loin. Il y a souvent des catastrophes.

Mon pouvoir est sûrement le plus inoffensif de ceux qui sont ici. Je porte le nom de code de Morphée. Je peux visiter les rêves des autres. Je peux les modifier. Je sais ce qu’ils attendent de moi, et je fais semblant de ne pas y arriver. Lavage de cerveau. Ils ont découverts d’autres moyens pour laver le cerveau de quelqu’un, mais c’est toujours très intrusif. Ils espèrent qu’avec les rêves le lavage de cerveau serai optimal. Beaucoup ne se souviennent pas de leurs rêves, mais l’impact que ces derniers ont eu sur eux sont bien réels. Ils veulent se servir de moi comme d’une arme. Mais je ne veux pas, alors je fais exprès d’échouer. Ils ne comprennent pas. Et tant mieux. Ils ne savent pas encore jusqu’où va ma maîtrise réellement. De fait, je peux les espionner dans leurs rêves. Quand des souvenirs de la journée ou de la semaine remontent. Je me balade au milieu de ces images, me dissimulant dans les décors auxquels ils ne font pas attention. Je deviens insignifiante dans leur subconscient et j’apprends des tas de choses.

Comme ce qu’il se passe au 1er sous-sol et en dessous. Comme la barrière magique autour d’Elfendül. Comme ce qu’il se passe dans le reste du monde. C’est comme ça que je sais qu’Elfendül n’est pas un bon endroit. Pas plus que le reste du monde, en fait. Mais ici je sais que je suis protégée, nourrie. J’ai un toit au dessus de la tête, j’ai toujours chaud et je ne suis pas à la merci des bêtes et de la météo. Alors pourquoi partir ? Je ne peux pas raconter tout ça à Rory et Kaalan. Trop compliqué, et puis ils sont comme moi ; ce sont des enfants. Ils risqueraient de faire une bêtise et de trop parler. Je ne peux pas prendre le risque qu’on sache que je m’infiltre dans des cerveaux alors que je n’en ai pas le droit. Ils pensent que je suis faible, alors je ne suis pas aussi bridée que les autres. Ils me pensent inoffensive et décevante.

C’est comme ça que j’ai pu atteindre la femme du 2ème sous-sol pour la première fois. Je l’avais vu en pensée chez plusieurs laborantins. J’avais été fascinée par cette silhouette blanche retenue par des liens et toujours endormie.

Je l’ai longuement observée, enfermée dans cette petite chambre. Enfermée dans sa tête. Et quand elle m’en a donné l’occasion… Je lui ai offert une porte de sortie temporaire. Certes, c’était une expérience que je ne pensais pas réussir. Honnêtement je ne pense pas recommencer, c’était très compliqué et ça m’a épuisée. Surtout pour le résultat. J’ai vu des cœurs brisés, de l’espoir et beaucoup de souffrance. Je ne suis pas sûre de l’avoir beaucoup aidée.

Donc je suis retournée la voir ensuite pour la réconforter.

Et encore ensuite.

L'avantage c'est que la barrière qui la protège empêche les pouvoirs de s'échapper. Pas d'y entrer.

Aiko est une personne très douce, beaucoup plus que tous les adultes ici.

Elle m’a expliqué que sa famille lui manque. Elle m’a parlé du palais et des jardins. Elle m’a raconté sa jeunesse à cavaler dans la montagne. Elle a pu me montrer tout ses souvenirs. J’ai découvert beaucoup de jolies choses grâce à elle. Les fontaines de Babylon, la forêt de Boiselune, la cascade d’Asaelys. Elle m’a montré son grand dragon d’obscurité, m’a emmené voler sur son dos. Nous avons plongé dans la mer Vaekal à la découverte de poissons et des coraux.
Aiko m’a fait partager des moments en famille avec Laïna, Gabriel et Nyx. A travers elle, j’ai vu grandir ces enfants avec qui j’ai joué sans qu’ils le sachent. J’ai lu avec Laïna dans la bibliothèque du palais. J’ai poursuivi Gabriel avec Nyx. J’ai accompagné Gabriel à ses cours et j’ai rigolé quand il apprenait à danser.

Rapidement mes nuits sont devenues beaucoup plus intéressantes que mes journées. J’avais hâte de retrouver cette Reine puissante et insaisissable pourtant endormie en bas. Je pense qu’elle avait hâte aussi de me retrouver.
Je me matérialisais toujours dans un paysage encore plus sublime que le précédent. Je courrais vers la Reine, bondissant dans ses bras. Elle m’attrapait comme si j’étais aussi légère qu’une plume et me faisait tourner dans le ciel.
Nous avons partagé ces moments si longs mais si courts jusqu’au jour où je l’ai appelé Maman. Un voile de tristesse a balayé son visage un instant mais elle m’a sourit et m’a serré contre elle. ”Je serai ta mère si tu le désires, mon bébé.”

C’est un moment indescriptible. Une sensation qui n’a rien de rationnel. “Maman” m’avait échappé. Mais sa réponse était réfléchie. Les rêves sont des instants qui peuvent s’étirer presque à l’infini. Je ne sais pas si elle avait conscience qu’à chacun de mes départs, cela annonçait qu’une nouvelle journée allait commencer. Tous ces mois ensemble n’étaient en réalité que quelques jours.

Et je savais qu’on allait venir la chercher. Kalaan avait eu une vision cataclysmique. De la foudre, du sang, des cris. Quelque chose allait arriver à Elfendül, et la Voyante ne savait pas comment le définir. Le château était déjà en préparation pour une catastrophe imminente. J’étais intimement persuadé que c’était le Roi qui allait arriver. Bien que la foudre puisse correspondre plutôt à Gabriel, j’avais pu voir l’étendue de l’amour que Noctis portrait à ma mère de substitution. Je savais qu’il viendrait, que rien ne pourrait empêcher le ciel de s’abattre sur ce château maudit.

Alors, j’avais commencé à écourter mes visites à la Reine sans qu’elle le sache. Je passais toujours au moins une heure, à l’aube, à la recherche de quelqu’un qui pourrait m’aider. J’avais arrêté d’espionner les laborantins car je n’en avais plus le temps. Telle une chauve-souris, je cherchais à localiser ma proie. Le Roi que j’avais réussi à atteindre une fois en servant de passerelle entre Aiko et lui, le prince ou la princesse. Ma mère avait refusé de me dire ce qui était arrivé à la princesse Nyx. Elle n’était plus là, tout simplement. Je savais qu’elle me cachait beaucoup de choses, qu’elle ne voulait me montrer que les beautés du monde et le bonheur. Ce qui laissait présager que Nyx n’était pas juste partie à la conquête du monde comme l’avait insinué la Reine.

Les jours sont passés sans que je ne trouve l’une de mes proies. Alors j’ai puisé dans mes réserves d’éther pour pousser les recherches plus loin. Les adultes et mes professeurs n’ont pas compris pourquoi j’étais aussi fatiguée. Ils m’ont fait manger et boire des choses étranges. Ils m’ont donné des artefacts pour essayer de maintenir mon pouvoir. Ils étaient naïfs et cela m’a servi.

Car un jour, j’ai réussi à la trouver.

️junne.